dimanche 4 janvier 2015

Le Ravissement des Innocents de Taiye Selasi traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter aux éditions Gallimard

C'est le premier roman de Taiye Selasi, d'origine africaine née en 1979 à Londres d'une mère nigériane et d'un père ghanéen. Afropolitaine donc, elle a écrit en 2005 un article remarqué sur le sujet, une de ces africaines du monde, hautement diplômée, ayant quitté l'Afrique pour l'Occident, un melting-pot de culture, fabuleux héritage pour une écrivain douée. Encouragée par Toni Morrisson (prix Nobel de littérature 1993), il y a dans Le Ravissement des Innocents une dimension poétique proche de cette grande dame de la littérature américaine entre voix mêlées et inextricable confluence de courants, la musicalité de son écriture touche à tous les styles, jazz, hip-hop, classique. Il faut dire qu'en plus d'être aujourd'hui écrivain Taiye Selasi a été violoncelliste et pianiste. 
Un homme est en train de mourir sans le savoir. C'est le matin, il a oublié ses pantoufles et foule de ses pieds l'herbe humide. Très seul, malgré sa seconde épouse qui dort, sa vie défile, dans des goulées d'air créant l'ivresse, aveugle à lui-même mais la mémoire révélée : "Kweku Sai, le Grand Espoir de l'Ethnie ga, prodige prodigue, un gisant en pyjama, est demeuré prostré, jusqu'au lever d'un soleil féroce, moins un "lever" qu'une insurrection, épée d'or pour la mort blafarde, tandis que sa femme ouvrait les yeux à l'intérieur, découvrait les pantoufles devant la porte, trouvait cela étrange, partait à sa recherche et le trouvait mort". p22 Le récit est centré autour de cette agonie, il permet d'approcher le drame et l'histoire de la famille de Kweku. C'est aussi tout le paradoxe d'une prodigieuse ascension et d'une chute pour laquelle il se condamne au bannissement. Chirurgien renommé, il est touché dans sa réussite individuelle et s'effondre quand bien même il est capable d'affronter le pire. Ne s'expliquera pas, abandonnera sa femme et ses enfants comme si la réussite était le ciment de sa famille et pas les sentiments et qu'il ne pouvait être père, époux que s'il était l'homme sans faille. Les enfants, quatre, vont converger, alors que la nouvelle leur parvient du décès, vers leur mère qui elle aussi n'a pas vraiment assumé l'effondrement de l'édifice. La puissance d'une fratrie et les tensions internes, les émotions qui submergent quand les frères et soeurs se retrouvent, sont d'une grande justesse, pudiques, entre haines et passions. Les réflexions sur leurs aspects physiques qui sont des références pour les uns et les autres, entre ressemblance ou pas, entre beauté équitablement partagée ou pas, expliquent en profondeur les vulnérabilités et les forces. Le style de Taiye Selasi est tout en ruptures de rythmes, en explosions poétiques. La luxuriance des descriptions crée une qualité d'émotion à vous arracher des larmes. Tous ces jeunes gens que l'éducation a parfaitement réussi à élever jusqu'à l'excellence sont observés avec finesse, leurs sensibilités dévoilées. La famille africaine du Ravissement des Innocents se révèle dans toute sa particularité grâce au talent de Taiye Selasi parce que "chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière"
mais c'est aussi une famille d'aujourd'hui, éclatée, dispersée que l'on voit se débattre contre des problèmes qui nous sont proches.
Un livre beau, douloureux de la rentrée 2014 d'une construction complexe et à la narration sophistiquée qui demande une lecture attentive.

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