samedi 29 septembre 2012

L'expérience Oregon de Keith Scribner traduit de l'américain aux éditions Christian Bourgois





Un bon roman américain qui le lie à cette école irvinesque d’écriture où le romancier s’assoit sur un mécanisme romanesque bien huilé pour développer une histoire captivante. Keith Scribner  explore une Amérique sans fard avec ses doutes et ses compromis, autre chose que des sitcoms édulcorés. L’Oregon est à l’autre bout du pays. C’est la province, avec ses ranchs, ses pick-up, ses sapins de Douglas d’Oregon  et son institutionnel concours de bûcheron. Quand Naomi et Scanlon débarquent dans ce monde brumeux et rustique, il s’agit pour eux d’une simple étape pour lancer la carrière universitaire de Scanlon qui enseigne le sécessionnisme, les mouvements de masse et l’histoire de l’action radicale.
P105 « Mon Dieu, s’ils y restaient si longtemps que ça ? S’il obtenait sa titularisation mais n’arrivait pas à décrocher une place à l’Est ? Scanlon et elle en viendraient à apprécier les restaurants, ils se verraient vieillissant ici, contents d’habiter Douglas et pas le trou du cul du monde. Leurs gosses grandiraient pleins de confiance, « purs produits » de l’Oregon. Ils feraient partie de l’organisation de la jeunesse du ministère de l’Agriculture. On viendrait chercher sa fille dans des pick-ups rutilants. Un fils étudiant en agronomie et inscrit au club de tir du lycée. Ou ils s’installeraient dans une communauté dans les collines – leur fils passerait sa vie à jongler et à coudre des clochettes sur son chapeau de bouffon en velours flapi, leur fille à adorer la lune et faire de la peinture avec le sang de ses règles. Est-ce que sa fille aurait un enfant à dix-neuf ans ? »
 Avant qu’elle ne perde l’odorat Naomi était un nez, qui avait travaillé pour Dior à Paris et Calvin Klein à New york. A son arrivée dans ce coin perdu, son anosmie cesse et elle découvre que l’odeur de son mari n’est pas celle qu’elle a imaginée. La naissance du bébé va encore plus déséquilibrer leurs rapports amoureux. Le livre traite avec beaucoup de justesse cette quête de nouvelles bases communes quand il faut conjuguer une maternité qui ravive de vieilles blessures, devenir un père alors qu’on fume encore des pétards dans le fond du jardin, assurer sa carrière quand vos supérieurs vous humilient. « Naomi et Scanlon. Des quadras qui avaient leur premier gosse. Vingt ans pour se préparer et ils n’étaient toujours pas prêts. » En s’embarquant dans la présidence de l’association sécessionniste de Douglas, Scanlon rencontre la chaleureuse Sequoia quand Naomi goûte l’odeur du danger avec Clay l’anarchiste. Entre la visite de belle-maman et l’arrivée du beau-père nudiste en camping-car géant, le monde extérieur déterre la hache de guerre  mais se fait découper par le pouvoir fédéral. Keith Scribner traque les histoires individuelles qui nouent irrémédiablement avec la vie politique des liens secrets et des contradictions. Dans quoi prend source notre colère, à quoi nous amènent nos tentatives désespérées d’échapper à nous-mêmes ? On est touché par les combats de ces personnages chez qui les idéaux, le désespoir et le cynisme coexistent. On s’amuse aussi avec l’auteur dans quelques scènes pleines d’humour. Quand on ferme ce livre l’Amérique semble moins gigantesque bien plus palpable… C’est un livre saturé d’odeurs mais qui exhale un parfum d’amertume lourd de trahisons. Il y a des trous perdus desquels on n’échappe pas sans y laisser un peu de soi et des livres qu’on referme en se disant qu’ils sont réussis parce qu’ils rendent bien compte de nos courageux élans toujours empêtrés dans la grandeur et la misère humaine. Une vision du monde pascalienne en quelque sorte…
 p47 : « Son père et sa mère étaient des narcissiques dont la philosophie éducative alliait moralisme strict, hypocrisie et négligence. Comme tous les parents de tous les gosses qu’il connaissait, ils avaient fini par divorcer. On l’avait obligé à aller le dimanche au catéchisme et à l’église, où il n’arrivait pas à s’extirper de l’ennui assez longtemps pour avoir le loisir de prendre conscience de la bêtise de ce qu’il entendait. Quand il était gosse, ils avaient souvent déménagé ; son père rendait l’OPEP responsable de la faiblesse du marché, sa mère accusait le féminisme et le Japon. Né dans un monde d’assassinats et d’émeutes raciales, ayant tété à la mamelle les mensonges du Vietnam et du Watergate, il avait grandi pendant la récession et le premier choc pétrolier, puis il avait vu les Américains se soigner en avalant des pilules d’économie ultra-libérale et de guerres secrètes de la CIA. A l’époque où il regardait les séances du procès de l’Irangate, ayant perdu la foi dans le gouvernement, la religion et la famille, il était sur le chemin de l’université. Mais en étudiant l’histoire de la série de défis qu’avaient dû relever les pouvoirs institutionnels au cours des siècles, il conclut qu’ils étaient à ce point acculés que le désespoir était la seule réaction logique.

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