vendredi 15 novembre 2013

Canada de Richard Ford traduit de l'anglais par Josée Kamoun aux éditions de l'Olivier


Attention pas de suspens, on sait il va y avoir un hold-up puis des meurtres. Non, Harrison Ford n'y joue pas les héros et vous ne lirez pas non plus un guide touristique du Canada. 69 chapitres, ( l'âge de l'auteur) et deux parties, 478 pages. L'histoire, racontée par Dell qui a aujourd'hui 66 ans et à l'époque des faits 15 ans s'intéresse à la vie "normale" d'une famille. Tout aurait pu continuer comme ça. Un couple mal assorti, résigné dans sa solitude, habitant un petit chez-soi. Puis le coup du sort. Le père militaire à la retraite qui fait du trafic de viande, ne rentre pas un jour dans ses fonds et décide d'attaquer une banque pour s'en sortir. La mère, une femme sensée pourtant, enseignante, le suit dans son plan foireux manquant totalement de lucidité pour "laisser derrière elle une existence de frustration". Elle protège ses jumeaux Berner et Dell que leur père pourrait rendre complices. Solitude poignante d'une famille, en rupture avec les grand-parents, pas d'amis... L'avenir ressemble à un mur, alors on va droit dedans. Au cours d'une très belle scène qui est le pivot du roman, Dell et Berner vivent leurs derniers moments d'enfance dans la maison désertée par les parents délinquants. L'ambiance est à la transgression, sans foi ni loi. Berner va s'enfuir et Dell se retrouver au Canada grâce à un plan mis au point pas sa mère pour qu'il échappe à l'orphelinat. Recueilli comme David Copperfield par l'ombrageux Arthur Remlinger dans la province canadienne du Saskatchewan, Dell sera l'homme à tout faire dans un paysage de désolation. Joueur d'échec, il avance ses pions, cherchant à comprendre l'adversaire, se laissant séduire pour mieux le cerner. Richard Ford s'attarde minutieusement sur les détails, tente de définir les personnalités en restant toujours sur des faits anodins: "il faudra que tu te débrouilles pour donner un sens à tout. Il faut établir une hiérarchie. Il y a des choses plus importantes que d'autres. Pas forcément celles qu'on croit." Sans nostalgie, presque désincarné, Dell fera le chemin du retour, reprenant ses rêves là où il les avait laissés. Il n'a pas cherché à nager contre le courant tandis que Berner s'y est fait mal dans une quête de bonheur inaccessible. Le livre s'étire lentement, fait stagner les heures. Le lecteur peut réfléchir sur les choix dramatiques des Parsons et mettre en miroir ses catastrophes intimes, refaisant à son tour des trajectoires...

p111 :"Ce qui me fascine moi, c'est comment ils s'approchaient insensiblement du point de non retour; sur tout le chemin, ils bavardaient, échangeaient des confidences, des mots tendres puisque, après tout leur vie était encore intacte officiellement. Ils n'étaient pas encore des délinquants. C'est fou jusqu'où va la normalité. On peut ne pas la perdre de vue pendant très longtemps, tel le radeau qui quitte la côte et la voit s'amenuiser. Telle la montgolfière, happée par un courant ascendant au-dessus de la prairie, d'où l'on voit le paysage s'agrandir, s'aplatir et perdre ses contours. On s'en rend compte ou pas. Mais on est déjà trop loin, tout est perdu. A cause des choix désastreux de mes parents, la vie "normale" me laisse sceptique, en même temps que j'y aspire désespérément."

p363 : "Il avait besoin que je sois son "fils privilégié", ne serait-ce qu'un moment, puisqu'il savait quels ennuis le guettaient. Il avait besoin que je fasse pour lui ce que les fils font pour les pères : leur porter témoignage qu'ils ont de la substance, qu'ils ne sont pas seulement une absence qui sonne creux. Qu'ils comptent pour quelque chose quand bien peu de choses comptent."



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